Galerie David d'Angers, musée des beaux-arts d'Angers

Célébrer l’art de la nation : Henry Jouin et les provinces (1870-1879)

Entretien avec Ombeline Chabridon, archiviste paléographe (prom. 2024), autrice d’une thèse d’École des chartes intitulée L’art et les provinces : une mosaïque nationale. Henry Jouin (1841-1913) et l’administration des Beaux-Arts au début de la IIIe République (1870-1879). Son travail a été dirigé par M. Édouard Vasseur, professeur d’archivistique, diplomatique et histoire des institutions de l’époque contemporaine à l’École nationale des chartes (ENC) et M. Armand Bertinet, maître de conférence à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne. Propos recueillis par Arsène Donada, élève archiviste paléographe en quatrième année.1


Comment en es-tu venue à travailler sur Henry Jouin ? 

C’est la découverte d’un fonds d’archives privées, détenu par les héritiers d’Henry Jouin, qui m’a menée sur les traces de ce personnage, collectionneur et historien d’art de la seconde moitié du XIXe siècle. Le fonds d’environ deux mètres linéaires est composé pour l’essentiel de la correspondance passive d’Henry Jouin, ainsi que de sa collection d’autographes. Ses descendants conservent également des exemplaires de ses nombreuses publications, reliés par ses soins. J’ai eu beaucoup de chance de tomber sur ce fonds : il répondait au désir que j’avais déjà de travailler sur l’histoire du XIXe siècle, et sur les beaux-arts en particulier. Avec le large réseau d’artistes et d’amateurs d’art qui se dessinait dans le fonds Jouin, j’étais servie.

Ton sujet est donc « né des archives » plutôt que d’un intérêt préalable pour Henry Jouin ?

Oui, tout à fait. J’ai vite senti le potentiel de ce fonds privé, et j’ai été convaincue de l’intérêt du sujet quand j’ai découvert l’étendue des sources conservées dans des dépôts publics. Les archives de Jouin produites dans le cadre de ses fonctions administratives, à Angers puis à Paris, sont conservées essentiellement aux Archives municipales d’Angers et aux Archives nationales dans le fonds F21 qui est celui des documents de l’administration des Beaux-Arts, où Henry Jouin entre en 1874 après avoir exercé une activité de journaliste à Angers puis à Paris.

Es-tu pionnière dans les recherches sur Henry Jouin ? Existe-t-il des travaux avant ta thèse ?

Sur Henry Jouin, oui, je suis pionnière : il n’existe aucune biographie, mais seulement des notices rédigées par quelques historiens de l’art. Jouin n’avait pas intéressé davantage les historiens de l’administration ou des institutions. Il est surtout connu par les historiens de la sculpture en tant que critique d’art, parce qu’il était assez controversé en son temps. L’historiographie sur lui est donc neuve. Ce qui n’est pas récent bien sûr, ce sont tous les travaux existants sur la IIIe République, dans la lignée desquels je me suis inscrite en orientant ma recherche sur les liens entre l’art et le politique au début de la IIIe République. 

Henry Jouin
Portrait d’Henry Jouin avec son autographe, collection privée.

As-tu écrit une thèse biographique ?

Ma thèse n’est pas une thèse biographique parce qu’elle se concentre sur dix années seulement : elle est donc l’exploration d’un milieu administratif, politique et social par la porte d’entrée que constitue Henry Jouin dans les archives publiques et privées. J’essaie de faire une exploration de la première décennie de la IIIe République du point de vue très particulier de la Direction des Beaux-Arts et de la politique artistique et patrimoniale qu’elle met en place.

Peux-tu nous dire qui était Henry Jouin ?

Henry Jouin est né à Angers en 1841, dans une famille de la petite bourgeoisie angevine très catholique. Son père meurt tôt et sa mère emmène ses trois fils dans des œuvres de charité auprès des nécessiteux. Henry Jouin s’engage à la suite de sa mère dans des œuvres sociales à Angers et ses deux grands frères entrent dans les ordres. Il est évidemment très marqué par cette origine à la fois catholique et angevine. Lorsqu’il découvre au musée des Beaux-Arts d’Angers le sculpteur angevin David d’Angers, il décide de rendre hommage à cet illustre compatriote. C’est donc par sa volonté de glorifier l’artiste de la « petite patrie », selon l’expression de Jean François Chanet, qu’Henry Jouin met un pied dans le milieu des Beaux-Arts, de la critique d’art et de l’histoire de l’art, en parallèle de son activité dans la presse sociale. Deux faces constituent la personnalité de Jouin : c’est un amateur d’art passionné et un catholique social indéfectible. 

Amateur d’art et catholique social : ce sont ces deux aspects que tu as essayé de développer dans ta thèse ?

Oui, mais je n’ai pas articulé véritablement ma thèse autour de ces deux plans : je ne les ai pas séparés nettement pour montrer comment ils sont à l’œuvre de façon mêlée dans son parcours. Le catholique social et l’amateur d’art sont deux aspects fondamentaux dans la construction de sa personnalité, car ils irriguent une conception des Beaux-Arts qui est profondément morale et éducatrice pour une république naissante. J’ai aussi montré comment son bagage personnel, culturel, mais aussi amical et collectif, – le rôle du réseau est majeur et ils sont plusieurs comme lui à la direction des Beaux-Arts – donnent une couleur très particulière à la politique des Beaux-Arts entre 1870 et 1879.

Tu as parlé de la « petite patrie », peux-tu nous expliquer ce que veut dire cette expression ?

C’est un concept forgé par Jean François Chanet qui désigne l’importance du lieu d’où l’on vient dans les mentalités et les représentations des individus. L’attachement à cette petite patrie, selon les travaux d’Anne-Marie Thiesse, est aussi un instrument de l’attachement à la grande patrie et donc aussi un puissant levier du nationalisme à la fin du XIXe siècle. 

D’où le titre de ta thèse, donc ? 

Oui, c’est un peu ça. En choisissant ce titre, « L’art et les provinces, une mosaïque nationale », j’ai mis l’accent sur la dialectique Paris-province et sur la tentative d’unification que subit le patrimoine à cette période. J’ai voulu faire écho à l’entreprise de l’Inventaire des richesses d’art de la France réalisée entre 1874 et 1878 par la direction des Beaux-Arts, qui est non seulement une vaste entreprise de recensement du patrimoine architectural, artistique, archéologique des provinces françaises, mais également un projet politique : c’est une tentative d’unification, de fédération d’un patrimoine qu’on veut national au moment où se fonde le régime démocratique et la nation républicaine. En outre, L’art et la province est le titre de la publication par Henry Jouin des comptes rendus du Comité central des sociétés des beaux-arts.

Henry Jouin vient d’une petite famille angevine, peut-on dire qu’il a connu une vraie ascension sociale par la fonction publique ? Est-ce le cas typique de la “montée à Paris” qu’on retrouve dans la littérature du XIXe siècle ?

La fonction publique bénéficie d’un prestige certain aux yeux de la population au XIXe siècle et notamment au début de la IIIe République, a fortiori si elle est parisienne. Au tout début de sa carrière, quand il n’est alors qu’employé dans une manufacture d’ardoise, Henry Jouin écrit au maire d’Angers pour chercher à obtenir le poste d’archiviste ou de bibliothécaire de la ville. Sa recherche d’un poste dans la fonction publique municipale montre bien son attachement et son intérêt pour le patrimoine et l’histoire de sa ville, mais aussi certainement un désir d’ascension sociale par le service public. 

Famille d'Henry Jouin
Henry Jouin et sa famille, vers 1910, collection privée.

Dans son “ascension”, il faut d’abord mentionner le rôle du réseau d’érudits de la province et en particulier de la Société savante d’Angers dont il fait partie. Jouin s’y fait premièrement un nom en publiant dans la revue savante. Puis son premier séjour “officiel” à Paris est permis par ses collègues de la société d’Angers qui l’envoient comme délégué au congrès des sociétés savantes. Mais c’est sa fonction de journaliste social qui lui donne l’occasion définitive de la mobilité géographique : il est amené à s’installer à Paris quand le siège de son organe de presse sociale y déménage dans les années 1871-1872. On retrouve donc toujours ce double levier du catholicisme social et de la culture dans son ascension. Et quand il arrive à Paris, il cherche d’abord un emploi au Louvre qu’on lui refuse. C’est finalement grâce à son réseau provincial et catholique qu’il arrive à se faire embaucher à la Direction des Beaux Arts sous la direction du marquis de Chennevières et le ministère d’Arthur de Cumont, aristocrate d’origine angevine, ce qui n’est pas anodin. 

Le côté “humain” du personnage se révèle-t-il à travers les sources ?

Ce que j’arrive très bien à percevoir, en creux dans les documents privés, notamment les courriers de réponses conservés, c’est son côté extrêmement entreprenant, volontaire et ambitieux. Il sait mettre le pied en travers de la porte pour obtenir des postes, faire connaître les livres qu’il écrit, valoriser ses articles. Je pense que cela tient aussi, au niveau purement psychologique, à une sorte de désir de revanche sur son handicap physique (il était privé de l’usage de ses jambes depuis une maladie infantile) et peut-être sur son extraction sociale. Quant aux archives publiques et bien plus administratives (formulaires, notes, rapports), sans aucune faute d’orthographe ou de syntaxe, elles révèlent son caractère précis et minutieux et sa force de travail. Il rédige de nombreuses minutes de courriers, notamment pour le directeur des Beaux-Arts lui-même, il travaille pour l’Inventaire, fait le lien avec les départements, centralise les informations, et s’implique beaucoup dans l’organisation de l’Exposition universelle de 1878.

Toute cette bureaucratie, n’était-ce pas un peu décevant pour toi qui voulait travailler sur l’histoire de l’art et l’urbanisme de Paris ?

Oh, non ! En réalité, à travers mon exploration des archives administratives, des minutes, des circulaires ou des rapports d’activités, se dessinaient toujours les hommes. Tous étaient animés d’une passion très particulière pour le patrimoine et pour l’histoire de l’art. Ils avaient une sorte d’engagement, quasiment politique, très individuel pour le patrimoine. Cela se sent dans ce qu’ils écrivaient et qui est assez savoureux. Dans les archives de l’Inventaire des richesses d’arts de la France, on voit passer les noms de chefs-d’œuvre que l’on connaît bien et qui sont conservés encore aujourd’hui dans nos grands musées des Beaux-Arts de province. Ce sont des sources certes administratives ou comptables, mais elles renseignent sur la politique des beaux-arts à cette période, elles illustrent la conception que ces administrateurs avaient de l’art, du beau et de son utilité, et elles documentent enfin l’histoire des œuvres d’art et de leur perception par les contemporains.

Rue Montorgeuil - Monet
Claude Monet, La Rue Montorgueil, à Paris. Fête du 30 juin 1878, 1878, huile sur toile © Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

As-tu réussi à prendre du recul sur le personnage de Henry Jouin pour ta thèse, et à éviter les “pièges” de la thèse biographique, comme tomber dans l’hagiographie, ou surinterpréter le rôle de son sujet ?

Effectivement, ma connaissance d’Henry Jouin venait aussi du témoignage que j’en ai eu de la part de ses descendants : il a fallu que je tienne ce discours à une certaine distance, même si les écouter parler de Jouin était toujours très instructif et stimulant. La particularité d’un sujet biographique réside dans cet équilibre entre une certaine empathie qui nous attache à notre sujet et une indispensable prise de recul à son égard. Pour cela, les écrits de ses opposants, parfois virulents, et les ressources historiographiques disponibles sur Henry Join étaient très utiles, notamment les publications de Jacques de Caso, auteur d’un article très critique sur certaines éditions de Jouin.

Si tu devais donner un conseil à la Ombeline du passé, lesquels lui donnerais-tu ?

Je m’en garderais bien, le tâtonnement a été si formateur en soi !

Plus sérieusement, et aussi plus concrètement, je lui dirais de travailler davantage l’historiographie en amont, le plus rapidement possible et de lever le nez de ses archives : il faut écarter ses œillères et regarder ce qui s’est fait dernièrement et si possible prendre contact avec les chercheurs, parce que c’est un travail très précieux mais assez chronophage, que j’ai dû faire un peu dans la précipitation. Je répéterais également le conseil de M. Vasseur, mon directeur de thèse : écrire sa conclusion au début de la rédaction, cela donne un cap, et cela évite aussi des nuits douloureuses au moment de tout boucler.

Comment ont réagi les descendants de Henry Jouin vis-à-vis de ton travail ?

J’ai une grande dette de reconnaissance envers les descendants d’Henry Jouin. Ils m’ont accordé une confiance totale et ils ont beaucoup soutenu mon travail tout au long de mes recherches, même si, parfois, ce que je découvrais ne correspondait pas exactement à la légende familiale qu’ils connaissaient de leur ancêtre. Ils étaient toujours très heureux d’en apprendre davantage, notamment sur sa carrière administrative, et ils ont diffusé assez largement mon étude au sein de leur famille. Chez eux comme à Angers, j’ai reçu un accueil chaleureux.

As-tu épuisé ton sujet de recherche ? Comptes-tu le valoriser ? Quel avenir pour Henry Jouin ?

J’ai d’abord essayé de faire la publicité de mon travail chez les spécialistes de David d’Angers et les historiens de l’école des Beaux-Arts, et mon travail a effectivement beaucoup intéressé les historiens de l’art et les conservateurs de musée, notamment à Angers et au département de la sculpture du Musée d’Orsay. La publication de ma thèse n’est pour l’instant pas envisagée, car j’aimerais me focaliser sur mon avenir professionnel à l’Institut national du patrimoine, mais je vais tâcher de produire quelques articles. Quoi qu’il en soit, je n’évacue pas définitivement l’idée d’un doctorat, car je suis loin d’avoir épuisé toutes les ressources du fonds privé qui promet encore de belles perspectives.


BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE :

  • Allorant, Pierre, Walter Badier, et Jean Garrigues, Les Dix décisives : 1869-1879, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, (Histoire). 
  • Berlan Hélène, Chapron Emmanuelle, Luciani Isabelle, et Le Thiec Guy, Érudits, collectionneurs et amateurs : France méridionale et Italie (XVIe-XIXe siècle), Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2017, (Collection Le temps de l’histoire). 
  • Bouillon, Jean-Paul (dir.), La critique d’art en France : 1850-1900 : actes du colloque de Clermont-Ferrand, 25,26 et 27 mai 1987, Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’expression contemporaine, 1989.
  • Chanet, Jean-François, L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, (Histoires), 1996.
  • Caso, Jacques de, « A Philological Imposture: Henri Jouin, Interpreter of David d’Angers », The Art Bulletin, n° 2, t. 73, 1991, p. 309-312.
  • Docquier, Gilles, « Traces des Grands Hommes. La collection d’autographes du Musée royal de Mariemont», Les cahiers de Mariemont, n° 1, t. 37, 2008, p. 157-184.
  • Genet-Delacroix, Marie-Claude, Art et État sous la IIIe République : le système des Beaux-Arts, 1870-1940, Paris, Publications de la Sorbonne, 1992, (Histoire de la France aux XIXe et XXe siècles, n° 31). 
  • Laugée, Thierry, « Henry Jouin et David d’Angers, une correspondance posthume entre un maître et son élève », in Écrire la sculpture (XIXe-XXe siècles), Classiques Garnier, 2012, p. 283-296, (Rencontres). 
  • Plaud-Dilhuit, Patricia, Gustave Geffroy. 1855-1926. Un critique d’art, un homme d’engagement, Presses Universitaires de Rennes, 2021. 
  • Vaugeois, Dominique, et Ivanne Rialland, L’écrivain et le spécialiste : écrire sur les arts plastiques au XIXe et au XXe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2010 (Rencontres, n° 8).

Les positions des thèses d’école des chartes soutenues en 2024 sont consultables au format papier et en ligne. L’autrice a d’ores et déjà déposé sa thèse en ligne, qui est donc consultable gratuitement. 

  1. Image mise en avant : Galerie David d’Angers, musée des beaux-arts d’Angers ; crédits : Selbymay – Travail personnel, CC BY-SA 3.0 []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
adonada (11 décembre 2024). Célébrer l’art de la nation : Henry Jouin et les provinces (1870-1879). Chroniques chartistes. Consulté le 26 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12w4l


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