Entretien avec Mattéo Vierling, archiviste paléographe (prom. 2024), auteur d’une thèse d’École des chartes intitulée “Les Nations dans les universités européennes (XIIe – XVIe siècles). Nations de France en Occident et nations parisiennes autour de 1500“. Son travail a été dirigé par Mme Christine Bénévent, professeure d’histoire du livre et de bibliographie à l’École nationale des chartes (ENC), et M. Thierry Kouamé, professeur d’histoire médiévale à l’université de Franche-Comté. Propos recueillis par Giulia Ceccarelli, élève archiviste paléographe en quatrième année.1
Comment as-tu abouti au choix de ce sujet ?
Il s’agit d’un sujet qui a commencé à m’intéresser dès le master, soutenu à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Au départ, ma curiosité était liée aux nations, un aspect de la vie universitaire qui aujourd’hui n’existe plus. De plus, le mot « nation » est encore sémantiquement très chargé et je souhaitais pouvoir l’explorer dans un contexte universitaire. Dans le cadre de cette thèse, j’ai pu explorer différents aspects très composites, où l’on retrouve finalement mon cheminement de recherche.
Il y a certainement un aspect très global, à l’échelle occidentale, sur l’apparition des nations universitaire, leur constitution, leurs règles de fonctionnement et leur développement. Puis, j’ai souhaité m’intéresser davantage aux mobilités universitaires spécifiques à l’université de Paris. Ceci m’a permis d’interroger les symboliques liées aux « nations de France » : dans quelles nations s’inscrivent les universitaires, et pour quelles raisons, en fonction de leur parcours universitaire antérieur. Enfin, j’ai souhaité dépasser la frontière de la fin du Moyen-Âge traditionnellement fixée à la fin du XVe siècle, souvent perçue comme une rupture marquée. Au contraire, je voulais comprendre l’évolution des nations universitaires, en exploitant des sources encore inédites, notamment des registres de compte rendus d’assemblées universitaires.
Pourrais-tu nous rappeler qu’est-ce qu’une nation universitaire ?
Il s’agit d’un regroupement institutionnel d’étudiants ou de maîtres. Ce regroupement s’effectue selon un critère géographique, en fonction de la région d’origine des universitaires. Au sein des nations, nous retrouvons plusieurs aspects similaires aux corporations médiévales : chaque nation a ses propres statuts, son serment, son coffre et ses archives. Les nations ont, tout d’abord, un rôle institutionnel permettant de prendre des décisions au sein de la corporation universitaire, ainsi que de participer à l’organisation des cours. Ensuite, les nations universitaires représentent surtout une entraide socio-économique entre « compatriotes » : que ce soit pour les logements ou pour simplement se rassembler, les universitaires originaires d’un même pays pouvaient compter sur l’aide de leurs confrères. Au sein de l’université de Paris, on retrouve quatre nations : la nation normande ; la nation picarde ; la nation de France, qui englobe le reste du royaume de France, ainsi que les pays méditerranéens ; et enfin, la nation anglaise, qui devient allemande à la fin du XIVe siècle, unissant les étudiants du Saint Empire, des îles Britanniques et des pays scandinaves. Chaque étudiant appartenant à la faculté des arts à Paris doit s’inscrire dans une nation.
Comment as-tu repéré tes sources ?
Je me suis focalisé sur les centres universitaires de Paris, Orléans et Angers, pour l’exploitation de sources inédites. L’histoire universitaire du Moyen-Âge a déjà été bien étudiée, et un grand nombre de sources étrangères ou françaises ont d’ores et déjà été éditées. Cela m’a permis d’ouvrir mes recherches aussi aux grandes universités médiévales italiennes, comme Padoue ou Bologne, ou encore anglaises (par exemple Oxford) et écossaises (comme Saint-Andrews ou Glasgow). Les nations apparaissent comme une tradition profondément enracinée dans les premières universités européennes du XIIIe siècle. A partir du XVe siècle, les nouvelles fondations universitaires n’en comptent pas forcément, mais il y a bien évidemment des exceptions. Les sources parisiennes, quant à elles, sont extrêmement lacunaires : avant le XVIe siècle, nous ne conservons aucun registre de matricules, par exemple. J’ai donc davantage exploité les suppliques, qui sont des listes d’étudiants, inscrits au sein de l’université, envoyées au pape pour obtenir les bénéfices ecclésiastiques. L’usage de ces sources, qui disparaissent au XVe siècle, est cependant plus compliqué au moment du Grand Schisme, puisque ces listes envoyées au pape d’Avignon ne comprennent plus les étudiants sous obédience romaine. En suivant en cela la démarche de Jacques Verger dans un article publié en 19902 j’ai mené une étude de ces rotuli pour comprendre le recrutement de chaque nation et comparer leur taille respective à Paris, Orléans et encore Angers. La plupart des sources manuscrites ont été repérées grâce à la bibliographie ou bien aux catalogues de la Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (BIS). Des recueils plus anciens, par exemple celui de Marcel Fournier, m’ont permis de retrouver plus facilement des documents concernant les universités du royaume de France. A ceci, il faut ajouter des recherches effectuées dans les Archives départementales, notamment dans la série D, qui regroupe les sources des universités. Dans le cas de l’université de Paris, la principale difficulté rencontrée tient dans l’éparpillement des fonds entre plusieurs institutions, principalement à la BIS, à la BnF ou encore aux Archives nationales.

Quel était l’état de l’historiographie, quand tu as commencé à travailler sur ce sujet ?
Le point de départ de chaque étudiant qui s’intéresse aujourd’hui au sujet des nations universitaires en Occident reste la synthèse de Pearl Kibre, publiée en 19483. Depuis, l’histoire des universités médiévales a été fortement renouvelée : au-delà des aspects institutionnels, il s’agit d’étudier plus finement les individus qui peuplent ces institutions. Les apports récents de la recherche, dans ce domaine, sont plutôt des études particulières sur des sujets spécifiques. Mon objectif était alors celui de synthétiser et de reprendre les différents éléments apportés par des études plus précises, tout en les éclairant à la lumière d’études plus récentes.
Quelles sont tes principales sources pour ce travail ?
Pour étudier les nations parisiennes, j’ai consulté les registres des procureurs de la nation allemande et picarde, conservés à la BIS. Le procureur était un officier qui dirigeait la nation et qui s’occupait de rédiger les comptes rendus de chaque assemblée. J’ai aussi pris connaissance des registres de conclusions de l’université de Paris, qui peuvent être de deux catégories différentes : il peut s’agir des registres de la faculté des arts ou des registres de procès-verbaux de l’université en général. Pour le début du XVIe siècle, trois registres de conclusions de l’université et de la faculté des arts avaient déjà éditées en 1984, par Agnès Masson-Maréchal, dans sa thèse d’Ecole des chartes4. D’autres registres, encore inédits, avaient encore été très peu exploités jusqu’ici en raison de leur lecture difficile.
En ce qui concerne l’étude de la mobilité des étudiants parisiens, j’ai utilisé des données issues de la base Studium Parisiense, développée par le Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (LamoP). Il s’agit d’une base qui vise à regrouper des données prosopographiques sur les étudiants ayant fréquenté l’université de Paris, du XIIe au XVIe siècle. Parmi ces données, j’ai sélectionné les informations biographiques d’étudiants dont le parcours plus spécifique m’intéressait (par leur passage dans d’autres universités).
Pour la période médiévale, la plupart des sources sont aujourd’hui éditées, bien que cela puisse varier selon les universités. Il me fallait toujours prendre en compte les particularités de chaque situation universitaire, car le fonctionnement pouvait différer sensiblement d’un établissement à l’autre.
Au début de mon travail, dans le cadre large de l’Occident médiéval, les sources étaient même trop nombreuses et celles qui étaient vraiment pertinentes n’étaient pas suffisantes. Il me paraissait impossible de repérer toutes les sources pour chaque nation, et l’objectif plus concret de suivre les étudiants dans leurs pérégrinations universitaires paraissait encore plus inatteignable. J’ai été confronté notamment à l’absence de sources précises sur les hommes qui animent les universités.

As-tu exploité des sources complémentaires ?
Je me suis notamment servi à la marge de la somme de Du Boulay5, composée au XVIIe siècle. En parallèle, j’ai constitué pour la période étudiée au début du XVIe siècle des listes d’officiers de la nation allemande de l’université de Paris. J’ai également procédé à la correction des listes de recteurs (à la tête de l’université, élu par les nations de la faculté des arts), à partir de celles constituées par Du Boulay et des dépouillements effectués.
Quelles ont été les principales difficultés rencontrées dans l’exploitation de tes sources ?
La principale difficulté a été celle posée par la paléographie difficile des registres du début du XVIe siècle. J’ai pu fournir la transcription de quelques comptes rendus d’assemblées au sein du volume d’annexes, sans avoir vraiment le temps d’en proposer une édition critique. Les cours dispensés à l’Ecole des chartes, ainsi que l’aide des professeurs, m’ont été très utiles pour approcher ces sources difficiles.
Une autre difficulté rencontrée tient dans la masse de sources disponibles. En raison des contraintes temporelles liées au rendu de la thèse, je n’ai pas pu me déplacer dans chaque université, pour aller consulter leurs sources. Enfin, notamment pour la période médiévale, la plupart des sources ont déjà été édités, ce qui rendait difficile d’en tirer des conclusions nouvelles.
Comment as-tu exploité toutes ces données collectées ?
Au fil du dépouillement de mes sources, j’ai constitué deux bases de données distinctes. La première est une base de données prosopographique, constituée à partir d’informations issues de Studium Parisiense, en sélectionnant uniquement les informations qui m’intéressaient particulièrement. La deuxième regroupe quant à elle les principales informations concernant tous les comptes rendus d’assemblées de l’université de Paris sur la période considérée. Elle me servait en premier lieu à identifier les différents comptes rendus : en effet, une même assemblée peut se retrouver dans plusieurs registres différents (conservés par les nations ou la faculté des arts). A partir des sujets abordés, ainsi que de la date et du lieu de l’assemblée, j’ai essayé d’établir une base de données générale, listant toutes les assemblées pour une période donnée. Le point de vue des différents acteurs sur chaque assemblée apporte des nombreux éléments, car chacun met en avant, dans son compte rendu, ce qui l’intéressait davantage. Pour chaque assemblée, j’ai créé un index des dates, ainsi que des types de réunion. Puis, pour chaque assemblée, j’ai rattaché un point d’accès au registre correspondant et à sa page dans les archives. Cela en fait, notamment, un outil qui pourrait être exploité pour différents travaux postérieurs.

Pourquoi as-tu choisi ces bornes chronologiques ?
Le début a été facile à définir, puisqu’il est lié à la date de création des universités en Occident (à la fin du XIIe siècle). Il a été plus difficile d’établir une date de fin. Dans les archives parisiennes, il me semblait intéressant de marquer un point de fin en 1530, au moment de la création par François Ier du collège des lecteurs royaux. Toutefois, il n’y a pas de vraie rupture institutionnelle. Il s’agit plutôt d’une lente mutation dans la population étudiante qui fréquente l’université, car l’université parisienne accueille de moins en moins d’écoliers venus de loin. Dans la mesure où j’ai choisi de m’intéresser aux nations universitaires en Occident, donc dans un cadre plus large, on se rend rapidement compte que chaque université connaît une périodisation différente. Ainsi, alors qu’à Toulouse, l’université ouvre dès le début du XIIIe siècle, les nations universitaires n’apparaissent dans les sources qu’au XVIe siècle, tandis qu’une nation Belgique n’apparaît à l’université de Dole qu’à la fin du XVIIe siècle.
Quelles sont les principales conclusions et apports de ton travail ?
Il me paraît en premier lieu essentiel de prendre en compte les particularités locales d’organisation des nations en Occident, dans chaque université où elles existent. Ce système d’organisation n’est par ailleurs pas propre au Moyen Âge : il continue d’exister et reste très dynamique à l’époque moderne, en particulier dans les universités écossaises.
Dans le cas parisien, les nations servent toujours de cadre institutionnel de base au sein de la faculté des arts. Ce qui me semble particulièrement intéressant à propos de l’université de Paris, c’est la coexistence de deux types d’officiers : les officiers de charge de prestige (recteurs, procureurs) qui sont élus régulièrement et changent donc souvent de titulaires, et ceux qui restent en poste très longtemps, souvent jusqu’à leur décès, comme les bedeaux (ceux qui convoquent les élèves). On observe donc à la fois une continuité institutionnelle et un renouvellement constant des offices honorifiques.
Pour la période médiévale, on note une absence marquée des étudiants dans la documentation : on aurait l’impression d’avoir réussi à rétablir le fonctionnement institutionnel, mais ne pas avoir les sources pour peupler cette institution. Cependant, au XVIe siècle, les institutions sont régies par des officiers qui restent en poste, avec des noms qui reviennent fréquemment. Il aurait été intéressant de souligner davantage cet aspect, mais le temps et les ressources ont manqué. Si j’ai pu établir des listes d’officiers, je n’ai pas eu l’occasion d’approfondir la vie de chacun : une prosopographie de l’université de Paris au début du XVIe siècle reste à faire. À partir du XVIe siècle, les noms se multiplient soudainement, mais il n’y a pas toujours de sources pour les périodes antérieures ou postérieures. Par exemple, on peut trouver un élève et suivre sa trajectoire de Paris à Angers, mais on ne sait rien sur son passé ou sur la suite de sa formation.
Envisagerais-tu de poursuivre tes recherches avec un doctorat ?
Pourquoi pas, dans le cadre d’un projet doctoral. Cela permettrait de valoriser les bases de données de l’université de Paris en se focalisant davantage sur les individus, à travers des prosopographies retraçant leurs trajectoires. De nombreux événements restent encore à explorer en profondeur : j’ai dû me concentrer sur certaines affaires par manque de temps. En trois chapitres, il était impossible de mener une étude complète de l’université de Paris. En ce moment, en tout cas, je me concentre plutôt sur la préparation du concours de l’Institut national du Patrimoine, en spécialité archives.
Bibliographie indicative :
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GOROCHOV (Nathalie), « Genèse et organisation des nations universitaires en Europe aux XIIe et XIIIe siècles », dans Nation et nations au Moyen Âge, XLIVe Congrès de la SHMESP (Prague, 23-26 mai 2013), Paris, 2014, p. 273-286.
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KIBRE (Pearl), The Nations in Mediaeval Universities, Cambridge (Mass.), 1948.
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TALAZAC-LANDABARU (Annie), La nation de France au sein de l’université de Paris, d’après le Livre de ses procureurs, 1443-1456, Paris, 1975.
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TOURNIER (Laurent), L’université de Paris dans les événements politiques du royaume de France (1405-1452), th. de doct., histoire, dir. par Charles VULLIEZ, univ. Reims Champagne-Ardenne, 2000, 3 microfiches.
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VERGER (Jacques), « Pourquoi des nations universitaires au Moyen Âge? », dans La nació a l’Edat Mitjana, éd. par Flocel SABATÉ, Lérida, 2020, p. 59-71.
Les positions des thèses d’école des chartes soutenues en 2024 sont consultables au format papier, en attendant leur publication en ligne au courant de l’année 2024. L’auteur a d’ores et déjà déposé sa thèse en ligne, qui est donc consultable gratuitement.
- Image mise en avant : Collège de Sorbonne, vers 1550 [↩]
- Jacques Verger, “Le recrutement géographique des Universités françaises au début du XVe siècle d’après les Suppliques de 1403”, Mélanges de l’école française de Rome, 1970, n. 82-2, pp. 855-902 [↩]
- Pearl Kibre, The nations in the mediaeval universities, Cambridge : 1948 [↩]
- Agnès Masson-Maréchal, L’Université de Paris au début du XVIe siècle. Édition des registres 12, 13 et 14 des « Conclusions des Nations réunies » (1512-1537) ; thèse pour obtenir le diplôme d’archiviste-paléographe, soutenue en 1984. Il est possible de consulter cette thèse en ligne. [↩]
- César Du Boulay, Historia Universitatis Parisiensis, Paris : 1665-1673 [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Giulia Ceccarelli (28 octobre 2024). Les nations universitaires au Moyen-Âge. Chroniques chartistes. Consulté le 15 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12l1d