Entretien avec Anaïs Jacques, archiviste paléographe (prom. 2024), auteure d’une thèse d’École des chartes intitulée « Une garantie de bon ordre ». Inspecter les bibliothèques populaires, des origines à 1939. Son travail a été dirigé par Mme Agnès Sandras, conservatrice des bibliothèques à Paris Cité, par Mme Christine Bénévent, professeure d’histoire du livre et de bibliographie à l’École nationale des chartes (ENC), et M. Jean-Charles Geslot, maître de conférence à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines . Propos recueillis par Justine Coquentin, élève archiviste paléographe en première année.¹

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Qu’entends-tu par bibliothèque populaire ? La définition est-elle sujette à controverse ?

Définir une bibliothèque populaire relève quasiment de l’ordre de l’impossible. J’y ai consacré un chapitre entier, qui découle sur une définition très large, ou bien très poussée, au cas par cas. Chaque bibliothèque populaire est différente et il n’y a pas vraiment de législation qui définisse ce qu’est une bibliothèque populaire comme cela pourrait être le cas pour une bibliothèque universitaire ou une bibliothèque municipale. De manière générale, une bibliothèque populaire c’est une bibliothèque qui, comme son nom l’indique, est majoritairement adressée aux classes populaires et a pour but le divertissement et l’éducation, en proposant des romans ou des livres techniques aux ouvriers pour qu’ils apprennent leur métier. Cela dépend cependant, encore une fois, de la bibliothèque et de sa collection.

Quelles distinctions peut-on établir entre ces différentes bibliothèques ?

Il y a eu plusieurs types de bibliothèques populaires. Leur trait commun c’est qu’elles sont à destination des classes laborieuses. Il y a les bibliothèques populaires municipales qui sont gérées par la mairie et qui sont les ancêtres, notamment, des médiathèques ou des bibliothèques de quartiers contemporaines. Il y a aussi les bibliothèques populaires dites libres, qui sont surtout associatives. Ces bibliothèques peuvent être soit religieuses, soit laïques. Cette typologie ne fonctionne pas dans tous les cas. Il est arrivé qu’une bibliothèque libre devienne publique ou inversement. Cela dépend aussi de qui l’organise : une bibliothèque populaire libre peut par exemple être gérée par le maire du village, mais dans un but strictement privé.

Qu’entend-on ici par inspection ?

Encore une fois, il faut faire des distinctions : toutes les bibliothèques ne sont pas inspectées par les mêmes corps d’inspection. Certains bibliothèques populaires ne seront d’ailleurs jamais inspectées. J’ai surtout travaillé sur le corps de l’Inspection générale des bibliothèques, qui est un corps relevant du Ministère de l’Instruction publique, puis du Ministère de la Culture. L’Inspection générale des bibliothèques a été créée en 1822 et a existé jusqu’en 2022. Dans un sens, elle existe toujours, sous la forme de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche. Au cours de leur histoire, les inspecteurs des bibliothèques ont inspecté plusieurs types de bibliothèques, en priorisant toujours les bibliothèques municipales. Leur but premier était de contrôler et de donner des conseils de conservation concernant les ouvrages d’État, déclarés « biens nationaux » après la Révolution. Par la suite, il y a eu quelques missions, plutôt temporaires, concernant les bibliothèques universitaires et les bibliothèques populaires. Il y a aussi des exceptions, par exemple pour les bibliothèques parisiennes, directement sous la direction du préfet, et qui n’étaient pas inspectées par le Ministère de l’Instruction publique.

Quand on parle d’inspection des bibliothèques populaires, parle-t-on nécessairement de contrôle, de répression ?

C’est toute la question. Dans ma thèse, j’en suis venue à la conclusion que cela dépendait des politiques mises en place par le Ministère de l’Instruction publique. Lorsque l’inspection des bibliothèques populaires est mise en place, en 1874, on est en plein Ordre moral et dans une volonté de contrôler les lectures, notamment les lectures républicaines. C’est une période dans laquelle il y a énormément de bibliothèques populaires libres qui se mettent en place, notamment sous l’égide de la Ligue de l’enseignement, une ligue républicaine qui prône la distinction entre l’école et l’Église. Cela ne plaît pas du tout aux partisans de l’Ordre moral, qui souhaitent un retour du contrôle de l’école par l’Église. Il s’agit donc de contrôler les bibliothèques populaires et notamment leurs catalogues. C’est aussi une époque où l’on se méfie encore des classes laborieuses, d’où la volonté de supprimer les ouvrages trop révolutionnaires. Cela change au moment où Jules Ferry arrive au Ministère de l’Institution publique, en 1879. Les bibliothèques populaires jouent un rôle considérable dans la diffusion des lois scolaires de 1881 et 1882. Des inspecteurs viennent par exemple faire des conférences pour expliquer en quoi la bibliothèque doit être un auxiliaire de l’école. À partir de 1880 jusqu’à la fin dans les années 1930, le contrôle se fait moins répressif : les inspecteurs sont là avant tout pour aider les bibliothèques à s’organiser et à améliorer leur fonctionnement. Au cours de la période, on passe d’un extrême à l’autre.

Si je te suis, l’inspection des bibliothèques populaires a joué un rôle dans une forme d’intégration républicaine de ces institutions ? 

C’est vraiment le cas sous Ferry, puis ça devient un peu plus compliqué avec le succès des lois scolaires, à la fin des années 1880. On commence alors à considérer que les bibliothèques populaires ont rempli leur fonction, si bien qu’elles sont de plus en plus laissées pour compte. En 1884, une réforme supprime l’Inspection des bibliothèques populaires, mise en place en 1879. Celle-ci est rétablie en 1888, mais intégrée au corps de l’Inspection générale des bibliothèques, au même titre que les bibliothèques municipales. Jusque dans les années 1939, ce sont en fait surtout les bibliothèques municipales qui sont inspectées. Les bibliothèques populaires restent en majorité des visites subsidiaires.

Et ce jusqu’à la quasi-disparition des bibliothèques populaires ?

Oui, c’est ça. C’est très frustrant parce que je ne sais même pas quand l’inspection des bibliothèques populaires s’arrête. Je n’ai trouvé aucun document qui l’atteste, alors je n’ai pu faire que des hypothèses. Peut-être qu’on le saura un jour quand quelqu’un arrivera à trouver des documents qui peuvent le prouver, mais pour l’instant, cela reste un mystère… La dernière mention de l’Inspection date de 1939, mais il se peut qu’elle se soit arrêtée bien avant – ce que je pense – dans les années 1920, après une crise provoquée par la guerre.

Parlons justement de tes sources. Tu dis que la spécificité de ton travail de recherche repose sur la multiplicité des sources que tu as utilisé. Peux-tu m’en dire plus ?

En effet, la plupart des territoires possédaient une bibliothèque populaire. Toutes les archives départementales possédaient une cote sur les bibliothèques populaires, ce qui faisait énormément de dossiers. Je n’ai évidemment pas pu tout faire, mais cela me paraissait essentiel d’aller en en région pour aller dépouiller un maximum. Mes sources principales restent les archives du Ministère de l’Instruction publique aux Archives nationales, mais il me semblait important de travailler sur tous les acteurs de l’inspection pour essayer de faire un panorama complet de ce que pouvait être la relation entre les bibliothèques populaires et le pouvoir. J’ai fait une sorte de « tour de France des archives » : pendant un mois, j’ai visité une dizaine de centres d’archives pour tenter de trouver des documents. Cette recherche a été plus que fructueuse. Je me suis rendue compte qu’il y avait énormément de documents qui ne sont pas aux Archives nationales et j’ai pu faire des trouvailles très intéressantes, notamment une circulaire expliquant comment l’Inspection des bibliothèques populaires avait été instaurée. J’ai aussi trouvé beaucoup de rapports d’inspection dans des archives municipales. Pour l’argumentaire de ma thèse, j’ai particulièrement exploité les documents des archives de Brest. L’expérience était vraiment positive pour moi, puisqu’elle m’a permis de résider chez des conservateurs dans les villes que j’ai visitées.

Le sujet n’avait donc pas beaucoup été étudié avant toi ?

Exactement, je me situe dans un sujet de niche, au croisement entre l’histoire institutionnelle, de l’histoire culturelle et de l’histoire des bibliothèques, notamment des bibliothèques populaires. Mon sujet lui-même, qui porte sur la relation institutionnelle entre les bibliothèques populaires et l’État, n’avait jamais été traité de façon aussi poussée.

Te situes-tu dans une historiographie particulière ?

J’avance quelque chose de nouveau, qui intéresse aussi bien les historiens des bibliothèques populaires – qui ne sont pour l’instant pas nombreux, mais ça commence – et les historiens travaillant sur l’Inspection générale. Néanmoins, ce qui fait aussi la particularité de mon sujet, c’est que je n’ai pas beaucoup d’historiographie à disposition, ce qui m’oblige à me fonder majoritairement sur les sources. Même si l’histoire des bibliothèques populaires reste un sujet niche, on observe le début d’une vraie dynamique. Par exemple, un livre sur l’Inspection générale des bibliothèques va paraître en juillet, auquel j’ai eu la chance de collaborer. J’espère que cela incitera d’autres personnes à travailler sur le sujet, qui mériterait d’autres études plus approfondies, notamment pour savoir comment les bibliothèques populaires ont disparu.

Quelle a été ta contribution aussi à l’histoire des inspecteurs des bibliothèques, comment as-tu étudié leurs trajectoires et leurs missions ?

Mes conclusions sont en fait assez négatives. Je voulais étudier la relation entre État et bibliothèques populaires, mais je me suis aperçue que seulement 10% des bibliothèques populaires en France sont inspectées, ce qui rend le processus marginal. Mes recherches m’ont aussi permis de montrer la réalité de l’inspection pour les bibliothèques municipales, pour lesquelles il y a beaucoup plus de sources. Je me suis rendue compte que l’Inspection générale des bibliothèques municipales aux XIXe et XXe siècles était elle aussi très mal administrée. Mon travail apporte donc des éclaircissements sur les bibliothèques populaires, mais également les bibliothèques municipales.

L’apport principal de ma thèse reste les pratiques concrètes de cette inspection, ainsi que les personnes qui participaient à cette tâche, que l’on pourrait presque qualifier d’administrative. En mobilisant de nombreuses sources, que j’ai dû aller chercher dans toute la France – je suis partie pendant un mois faire une « tournée » des archives – j’ai été en mesure de retracer chaque étape de l’inspection des bibliothèques, de la publication de l’arrêté de tournée au traitement des rapports d’inspection. L’inspection des bibliothèques, aussi bien populaires que municipales convoquent de nombreux acteurs, à diverses échelles, comme par exemple l’employé de bureau du ministère de l’Instruction publique, le bibliothécaire, ou même le préfet et le maire. J’ai le sentiment d’avoir réussi à faire une histoire globale de mon sujet, parce que j’ai réussi à comprendre comment le système fonctionnait, avec le peu de documents que j’ai pu trouver.

Pourquoi faire l’histoire des bibliothèques populaires ?

Cela permet d’éclairer beaucoup de choses concernant les bibliothèques modernes. On voit par exemple que celles-ci ont beaucoup plus d’importance dans des pays limitrophes comme l’Italie où le fonctionnement était différent. En France, en dépit de certaines initiatives comme la création de l’Association des Bibliothécaires de France, les bibliothèques municipales et populaires étaient en définitive très mal administrées.

Et aujourd’hui, qu’en est-il du traitement des bibliothèques ? Sont-elles toujours délaissées ?

Non, pas du tout, la situation a beaucoup changé, notamment après 1945 et la mise en place de politiques publiques en faveur de la lecture et des bibliothèques. Cela fait suite à des décennies de revendications et de projets qui n’avaient jamais aboutis. Il a de nombreuses raisons pour lesquelles les bibliothèques populaires ont disparu, mais je pense que la négligence de l’État a été assez déterminante.

Tu as évoqué ta participation à un ouvrage sur l’Inspection générale des bibliothèques, peux-tu me parler de cette expérience ?

Tout a commencé avec une conférence organisée à l’ENSSIB en 2022 à l’occasion des 200 ans de l’Inspection générale des bibliothèques, à laquelle j’étais venue assister avec mon directeur de recherche à l’Université, qui était l’un des modérateurs. L’idée est ensuite venue de faire un ouvrage rassemblant toutes les interventions et la directrice de la publication a voulu faire appel à une chercheuse avec qui je suis en contact, qui lui a finalement proposé mon nom pour faire un chapitre sur l’inspection des bibliothèques populaires.

Quant à toi, te diriges-tu vers le monde des bibliothèques ?

Oui, je suis en train de préparer le concours de l’ENSSIB. Je ne savais pas vraiment vers quelle filière me diriger, et mon sujet a bien sûr été assez déterminant dans mon choix. C’est une chance pour moi d’avoir travaillé sur ce sujet, puisque mon expertise me permet aujourd’hui d’avoir un regard historique sur la construction des bibliothèques modernes.

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BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE :

• SANDRAS Agnès, dir. Des bibliothèques populaires à la lecture publique. Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2014.
• HENRYOT Fabienne, dir. Les bibliothèques sous le regard de l’inspection générale (1822-2022). Villeurbanne, Presses de l’Enssib, 2024 [à paraître].
• BOUCHAREB Hind, Penser et mettre en œuvre la lecture publique : discours, débats et initiatives (1918-1945), th. de doct., histoire, dir. Dominique Varry, Lyon, Université Lumière Lyon 2, 2016.
• CAILLET Maurice, « L’Inspection générale des bibliothèques », dans Bulletin des bibliothèques de France, 1970, n° 12, p. 597-608.  
• HAVELANGE Isabelle, HUGUET Françoise, LEBEDEFF-CHOPIN Bernadette. Les inspecteurs généraux de l’Instruction publique. Dictionnaire biographique 1802-1914. Paris : Institut national de recherche pédagogique, 1986. 712 p. (Histoire biographique de l’enseignement, 11)
• RICHTER Noë. Les bibliothèques populaires. Paris, Cercle de la librairie, 1978. 227 p.

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Les positions des thèses d’école des chartes soutenues en 2024 sont consultables au format papier, en attendant leur publication en ligne au courant de l’année 2024. L’autrice a d’ores et déjà déposé sa thèse en ligne, qui est donc consultable gratuitement. 

1. Image de bannière : illustration d’une bibliothèque populaire parisienne publiée dans Le Journal Illustré (crédits : Agnès Sandras) [↩]

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